Le jeu de rôle (JdR) est une notion extrêmement polysémique. Le terme,
appliqué en français au jeu de rôle ludique sur table, procède d’une traduction
approximative de l’anglais role-playing
game, littéralement « jeu
consistant à jouer un rôle ». Or il possède plusieurs autres sens
préexistants ou ultérieurs : méthode psychiatrique, technique
d’entreprise, outil pédagogique, et même pratique sado-masochiste. L’employer en public sans
s’assurer préalablement des références sémantiques de ses interlocuteurs expose
ainsi à des quiproquos prolongés.
Très difficile donc d’expliquer, et a
fortiori de rendre attractif, ce loisir à
des non-pratiquants, qui généralement n’entendent ce qui en est dit qu’au travers
d’un filtre complexe de références antérieures.
Mais surtout, même au cœur de la
communauté rôliste, le terme est entaché d’une forte
ambiguïté. Chacun le pratique en
réinterprétant ce qu’il a vu faire, et les efforts conscients pour l’observer
de façon critique sont rares : il « va de soi » que le JdR est « ce que j’ai pris l’habitude de désigner
ainsi ». Là encore, on croit se
comprendre, mais c’est un dialogue de sourds. Si les définitions foisonnent,
elles se restreignent souvent à des descriptions finalement anecdotiques de certains phénomènes qui
interviennent pendant les parties, veillant délibérément à n’exclure personne, dont n’émerge pas un discours
clair et convaincant sur ce qu’est, n’est pas, peut être, doit être, le JdR. Comment donc en parler aisément
si nous ne savons pas nous-mêmes de quoi nous parlons ?
La question naturelle est donc : qu’est-ce qu’un JdR ? Et la réponse ne peut pas être pseudo-historique (le JdR provient du wargame etc.) : les mathématiques ne
définissent pas une droite, un cercle ou un nombre entier par l’histoire longue
et confuse de ces notions, mais par quelques phrases sans ambiguïté qui
permettent, désormais, de les identifier sans erreur possible. Cette réponse
doit consister en une liste des caractéristiques propres du JdR ;
elle contient nécessairement en creux des éléments de ce qu’il n’est pas.
Définir, dans notre approche mathématique, c’est aussi exclure. Il est
mathématiquement exclu qu’un cercle soit une droite : la géométrie
restrictive des cercles méconnaîtra donc les droites, ce qui n’introduit
d’ailleurs aucune hiérarchie entre les deux, seulement un périmétrage
rigoureux, et il reste possible d’étudier ensemble droites et cercles et leurs
intersections. De même, nous aboutirons à définir des jeux non de rôle, que
nous n’étudierons donc pas plus en détail dans ce contexte rôliste,
mais qui n’en ont pas moins de valeur et d’interactions fructueuses avec le
JdR.
Partons d’un constat
universel : tous les enfants, spontanément, jouent. Leur jeu le plus
naturel, car il ne fait appel à aucun support (ni bout de bois ni ballon) est
« on dirait que je serais ». Ce jeu sans support ne coûte
rien d’autre que du temps. D’ailleurs il ne cesse jamais : essayez
d’interrompre un tel jeu sous des prétextes aussi futiles que « il fait
nuit », « c’est l’heure du dîner » ou « tu as école
demain » ! C’est l’activité à plein temps des enfants ; ce
serait presque la définition de poste du rôle d’enfant, si la société ne leur
imposait autre chose. Mais pourquoi donc tant
d’acharnement ?
Parce que, n’en déplaise à
certains adultes, cette activité frénétique est tout sauf futile. Elle est le
principal mode d’exploration du réel pour les enfants. Ils en retirent des
expériences sociales, entre joueurs, avec ceux qui observent sans participer,
avec ceux qui viennent perturber, quels que soient l’âge, le sexe et l’origine
de la partie prenante concernée. Ils explorent un imaginaire partagé avec
autrui, s’appropriant et enrichissant les référents culturels dans lesquels ils
baignent. Ils abordent, parce que ce sont des ressorts narratifs universels,
des questions comme la mort, l’amour, la loyauté, le courage, qui sont non
seulement fondamentales mais très difficiles à communiquer efficacement de
façon académique ou religieuse ou dans le cercle familial : leur mise en
situation pratique quoique virtuelle combine une force d’impact et une
imperceptibilité imparables. Mais surtout ils en retirent du
plaisir : c’est un jeu, un loisir. C’est du bonheur à
l’état pur.
Le JdR, c’est cet « on dirait que je serais » pour tous les âges. Les apports en sont les mêmes
puisqu’on y met en jeu des situations en pratique impossibles pour des raisons
matérielles (jouer l’autre sexe), sociales (jouer quelqu’un qu’on sait être un
salaud et qu’on récuse soi-même) ou de bon sens (jouer un combat à mort). Les
enjeux en sont les mêmes (se confronter aux autres et au réel, explorer ses
limites, sans mesurer consciemment son niveau d’attente et de succès). Les
conditions en sont les mêmes (espace-temps délimité, primauté des relations
sociales entre joueurs, pacte tacite de cohérence thématique, pas de présence
d’éléments réels des situations mises en jeu…). C’est donc, contrairement à une
certaine tradition, un loisir tout à fait naturel qui ne nécessite ni
« initiation » ni parcours à accomplir, seulement l’exposé très
simple de cette filiation, pour que n’importe qui y soit à l’aise. C’est aussi un loisir
particulièrement accessible, tant au plan physique qu’au plan financier, et
démocratique.
Le JdR est donc radicalement différent d’un
« jeu » au sens où nous l’entendons usuellement. Parlez à quelqu’un d’un jeu
qu’il ne connaît
pas et
sa première question, s’il est intéressé, sera soit « quelles sont les
règles ? » soit « comment on gagne ? ». En effet, les
jeux traditionnels, du football à Magic en passant
par les échecs, se définissent avant tout par un enjeu, un but à atteindre par
le joueur.
Ce qui importe est de hiérarchiser sans ambiguïté les participants au regard de
leur atteinte de ce but : il y a les gagnants, plus ou moins glorieux, et
les perdants, plus ou moins honteux. Des règles du jeu permettent d’outiller ce
processus en listant exhaustivement les comportements loisibles pour atteindre
valablement le but. Tous les autres sont de fait proscrits et constituent une
tricherie. Une fois le but atteint, le jeu s’achève. Pour certains jeux vidéo,
un jeu « fini » n’est plus réutilisable.
En JdR c’est le trajet qui compte, pas
Les propriétés caractéristiques
que nous recherchons commencent à se dégager : en JdR,
il n’y a rien
à gagner
(le jeu n’apporte rien à un joueur en le prenant à un autre). Par conséquent il
n’y a rien à perdre non plus. De ce fait, tout est possible ! Mais tout
n’est pas permis pour autant puisque, le jeu étant collectif, ne sont acceptables
que les comportements qui n’amputent pas le plaisir des autres. « Quelles sont les
règles » en JdR ? Eh bien elles sont, strictement, sociales : respecter
l’intégrité de l’univers du jeu (ex. : pas de parachutes chez les
incas), les postulats du système de jeu (ex. : assister à des actes
de violence n’est pas bon pour les nerfs), les opportunités pour les autres de
s’amuser, la cohérence de l’histoire (conforme ou pas au scénario prévu par le
meneur)… Le JdR apparaît donc comme un
espace collaboratif de
liberté et de responsabilité. Chacun peut tout faire, mais
pas n’importe quoi. C’est pourquoi, plutôt que le
terme JdR dont le caractère trompeur a été souligné,
le collectif Imaginez.net recommande le terme de jeu
d’imaginaire collaboratif, qui a le défaut d’être long et
compliqué.
On notera à cet égard que les
« règles » (au sens d’un jeu de société traditionnel) qui viennent
d’être énoncées pour le JdR sont génériques et ne
recouvrent pas ce qu’on appelle en général « les règles » d’un JdR.
C’est parce que l’habitude nous trompe : autant le déplacement d’une pièce
aux échecs, pure convention axiomatique pour en valider la légitimité, relève
bien de la règle
du jeu,
autant la
vitesse de déplacement d’un personnage de JdR est
clairement indicative et relève du système
de jeu.
En effet, le système d’un JdR est par nature la
réponse à un
problème récurrent des jeux d’enfants : le célèbre « pan, t’es
mort ! » « Non, tu m’as raté ! » « c’est même pas vrai, j’te cause pus d’abord ! »
« ben t’es pus mon copain d’abord ! ».
Le système est une pure
convention, elle aussi sociale, pour objectiver par un modèle la résolution de
situations trop complexes, trop cruciales, trop peu familières (combien d’entre
vous ont participé à une vraie poursuite en voiture ?) voire totalement
impossibles (tout ce qui touche au surnaturel) pour se contenter d’un choix
arbitraire et non répétable. Il assure la neutralité et la comparabilité des
événements, de façon à maintenir la crédibilité de l’expérience des personnages
dans un média par ailleurs uniquement verbal. Il est finalement l’interface
entre le joueur et l’univers où évolue son personnage. A ce titre, il doit
demeurer éminemment réglable pour garantir le respect des
véritables règles du JdR
énoncées plus haut. C’est pourquoi la manipulation
d’un système de JdR ne constitue pas une tricherie, à
moins qu’elle ne contribue à la violation d’une des véritables règles (notamment lorsqu’elle
déséquilibre la partie en défaveur d’un joueur).
Pour le distinguer des jeux de
hasard, de réflexion, de simulation, etc. on pourrait dire que le JdR est un jeu de décision puisqu’il consiste en permanence
à décider, au vu de son personnage et des circonstances, ce qu’il fait. Et à
assumer les conséquences de ces décisions pour le personnage et le reste du
monde ! On peut en effet distinguer 3 phases en jeu de rôle. Notons que ces phases doivent de
surcroît s’enchaîner au rythme d’une conversation normale, ce qui fait du JdR un exercice intellectuel éprouvant !
La phase 0, bizarrement pas systématiquement mise en œuvre par tous les joueurs, consiste à
visualiser la situation dans laquelle se trouve son personnage. C’est réellement le fondement
du JdR : la capacité à se projeter dans quelque
chose qu’on ne connaît que via une description verbale. On pourrait dire que ce
niveau fait appel à la lucidité ou à la perspicacité du joueur (détection des
signaux faibles émis par le meneur, mémoire, déduction…) mais il s’agit déjà
bien de jeu de rôle puisque la personnalité du
personnage ne manque pas de colorer cette visualisation : lorsque le
meneur dit « un troll », si le joueur entend « un monstre
dangereux », son elfe doit entendre « un ennemi héréditaire à exterminer ».
La phase 1 consiste, la situation étant
cartographiée, à en appréhender les issues possibles, c'est-à-dire à lister
mentalement tout ce qu’il est possible d’y faire. Naturellement, ce qui compte
est surtout de hiérarchiser ces possibilités en en anticipant les conséquences.
Ce sont cette fois l’ingéniosité et la présence d’esprit du joueur qui sont
sollicitées, qu’il doit tempérer par la créativité et la capacité
d’anticipation de son personnage.
La phase 2 est la réponse à la question
fondamentale du JdR : « qu’est-ce que vous
faites ? ». Elle consiste à opter pour l’une des
possibilités évoquées à la phase 1, au vu de la direction dans
laquelle elle va vraisemblablement orienter
Pour autant, la gestion tactique
des ressources, le bluff quant aux capacités réelles d’un personnage,
l’optimisation d’un jeu de contraintes induites par le système de jeu ou les
circonstances (survie, etc.) et autres éléments purement ludiques ont
légitimement leur place en JdR. Certains systèmes prévoient ainsi des éléments
de « méta-jeu » connus des joueurs mais pas de leurs personnages
(notamment des réserves qui leur permettent de se dépasser inconsciemment),
permettant de jouer sur 2 niveaux : les choix généralement sous-optimaux
que fait le personnage au cas par cas, et le calcul rationnel du joueur à plus
long terme. Là est l’équilibre entre jeu et
rôle.
Vous l’avez noté, aucune des
réflexions ci-dessus n’a fait intervenir explicitement le fait que le système
de résolution devait être aléatoire : si le JdR
utilise abondamment les dés, ceux-ci ne sont donc pas une nécessité rôliste. De même, la notion de meneur de jeu n’a pas surgi :
c’est donc qu’elle n’est qu’une convention, et dispensable. Dés et meneur
introduisent un certain confort, mais le JdR aurait
pu être inventé sans, et conserver son intégrité.
Notons aussi que si le conflit ou
la compétition peuvent exister entre personnages, ils n’ont pas de sens entre
joueurs (ou alors c’est que le joueur fait siens les objectifs de son
personnage, ce qui n’est plus du jeu de rôle et peut être suspect :
franchement, est-il sain d’accorder de l’importance réelle au sauvetage d’une
princesse qui n’existe que dans la tête de 5 personnes ?). Si un
personnage est « le plus fort », c’est que le groupe des joueurs
trouve son
plaisir dans cet état de fait.
Il semble donc aller de soi que
tout jeu de plateau, de guerre, de cartes, etc. sans parler des jeux de paris,
est par nature hors-sujet car structurellement compétitif.
Les inoubliables « livres
dont on est le héros » se trouvent également disqualifiés car non collaboratifs. Même certaines tentatives
ingénieuses de faire communiquer plusieurs livres tenus par plusieurs joueurs
n’en aboutissent pas moins à une structure purement algorithmique où il
convient de se frayer un chemin plus ou moins « gagnant ». Qu’il y
ait ou pas conflit entre les joueurs, il est clair qu’il faut « vaincre »
le livre, puis le ranger. On n’est donc pas dans l’espace collaboratif du JdR.
Les jeux massivement multijoueurs posent un problème doctrinal
intéressant. Leur promesse est similaire à celle du
JdR, mais l’usage montre que le niveau de complicité
obtenu autour d’une table n’y est pas aisément reproduit, ne serait-ce que
parce que, sauf exception (parties de convention…), on choisit en général par
affinités ses joueurs récurrents. Jouer avec des milliers d’inconnus jamais
rencontrés face à face conduit à des relations en très grande majorité
superficielles, et un jeu finalement plus défoulatoire
qu’enrichissant : la dynamique collective ne prend pas et le jeu s’aligne
sur les pratiques les moins exigeantes de gratification instantanée et égoïste.
L’avenir dira si c’est intrinsèque au média ou une phase de maturité des
technologies et des comportements.
Il semble difficile de trouver
ici matière à disqualifier le Grandeur nature. Soulignons seulement que JdR sur table et GN se comportent comme la
littérature et le cinéma : si l’un impose un effort de visualisation
induit par le seul langage, l’autre donne à voir de
façon immédiate, mais subordonne son efficacité à la qualité de sa reconstitution
de ce qu’il donne à voir (effets spéciaux ratés : film peu apprécié). On exclura cependant la Murder party, qui comporte un clair enjeu (résolution de
mystère) intrinsèque à la pratique du jeu (ie si
personne ne s’intéresse au crime, il n’y a pas de jeu).
On pourrait aussi conclure de
tout ce qui précède que le JdR est finalement très
peu dépendant du jeu pratiqué, mais qu’il s’agit plutôt d’une attitude que l’on applique à une activité
ludique et qui, si elle est partagée par les autres joueurs, fait de tout
loisir un JdR. En clair, on peut jouer au monopoly comme à un JdR, on peut
jouer à un JdR comme à un jeu de plateau.
On observe d’ailleurs des
pratiques contrastées au sein de la communauté : certains, en quête
peut-être d’une hypothétique légitimité artistique, revendiquent un JdR immersif, des marathons nocturnes, des thèmes réalistes
et traumatiques ; d’autres collent au modèle du jeu de société
traditionnel en appliquant scrupuleusement le système jusque dans ses
absurdités (« Murphy’s rules »),
en vivant les scénarios comme une
confrontation avec le meneur ou un concours entre joueurs, en se fixant des
défis en matière de progression des personnages ; d’autres encore,
admirateurs d’un auteur, d’un univers ou d’une imagerie, collectionnent tous
les produits qui en dérivent, JdR compris, et
participent à des parties pour baigner dans leur
passion ; et d’autres microcosmes
existent.
Tous ces gens affirment en toute
bonne foi faire du JdR, bien que leurs approches soient
peu compatibles. Soucieux de légitimer leurs
pratiques, ils louvoient souvent entre l’exclusion des autres pratiques ou au
contraire la revendication d’une nécessaire diversité qui leur garantit
l’immunité. Ils louvoient aussi entre
pratiques.
Finalement, l’affirmation qu’il existe
« le » JdR
qui serait universellement partagé par tous ceux qui s’en revendiquent aboutit, en masquant des
divergences fondamentales, à sacraliser des malentendus et des
tensions. Il serait plus sain de détourer des pratiques qui tirent plus ou
moins parti des spécificités du JdR (« JdR sincère » ?), de son histoire (« jeu
vidéo sur table » ?), de ses thèmes (« jeu pour
fans » ?), et d’inviter chacun à
s’interroger sur ce qu’il y cherche et y trouve. Le milieu présenterait ainsi
auprès du public, des autorités, des média, des chercheurs, des professionnels…
et des autres rôlistes un visage plus sincère et plus
lisible, permettant à chacun de choisir en conscience de jouer ou non, de
quelle façon, pour quelles attentes.
Thomas Laborey pour Imaginez.net