Mais d’où viennent donc les légendes sur le JdR ?

 

Tout le monde le sait, le jeu de rôle (JdR) rend fou, criminel, suicidaire et mène à la drogue et aux sectes. Pas tous les joueurs, bien sûr, mais enfin, statistiquement, il y en a bien eu quelques uns, non ? En tous cas, il n’y a pas de fumée sans feu, et avec tout ce qu’on lit…

 

De même, « tout le monde sait » des tas de choses sur les noirs, les juifs, les arabes, les

blondes et les homosexuels. Et les lois qui pénalisent de telles déclarations n’y changent hélas pas grand chose.

 

Comment débute une légende urbaine ?

 

Celle sur le JdR débute, comme le JdR, aux Etats-Unis. En 1974, un nouveau jeu se répand comme une traînée de poudre dans les universités américaines où la génération qui suit le « summer of love » est éprise de jeux de simulation et d’épopée fantastique (les lecteurs de Tolkien se souviennent des badges « Gandalf for president » arborés à Woodstock). Ce jeu, c’est un JdR, le premier : Dungeons & Dragons. Le fait qu’il soit seul sur son marché, avec d’autres jeux similaires du même éditeur ou des plagiats flagrants et d’ailleurs sanctionnés par la justice, fera beaucoup pour que l’opinion publique, et même de nombreux joueurs, posent une fois pour toutes l’équation JdR = D&D (ou du moins JdR = fantasy).

 

Comme le jeu est joué principalement dans les universités, il est joué quasi-exclusivement par des adolescents (et quelques profs éclairés). Or les adolescents, notamment aux Etats-Unis dans les années 70, sont notoirement des gens travaillés par la sexualité, la spiritualité, l’engagement politique et la relation avec leurs parents, voire avec les adultes en général. Beaucoup font « des conneries » avec l’alcool, le sexe et les stupéfiants qu’ils regretteront quelques temps plus tard. Parfois, malheureusement, ça finit mal : bagarres déclenchées par une opinion politique, suicide consécutif à un chagrin d’amour, overdose, séduction par un gourou, difficulté à (faire) accepter une sexualité non conventionnelle, pari stupide au volant d’une voiture… Triste, mais hélas habituel.

 

Mais pour les parents concernés, de tels drames n’ont rien d’habituel. Ca aussi, c’est naturel : se demander « pourquoi nous ? » lorsqu’on est victime du fait divers tragique au lieu de le lire dans la presse. Et aux Etats-Unis dans les années 70, les parents légitimement éplorés cherchent parfois des explications qui, vus d’Europe, laissent perplexe : messages subliminaux cachés dans les disques de rock (la « musique du diable », rappelons-le), manœuvres du communiste honni… ou influence pernicieuse du démon.

 

Car les extrémistes religieux n’ont rien de marginal aux Etats-Unis. Ces mouvements très populaires, soutiens de George W. Bush, maintiennent sans rire sur des chaînes nationales que tous les musulmans, si vertueux soient-ils, sont voués à l’enfer car il leur manque le Christ. Ils attendent impatiemment le Jugement dernier car eux, étant justes, seront emmenés au Ciel d’où ils observeront avec délices les pécheurs soumis à l’empire de l’antéchrist. Lequel, bien sûr, est le pape, puisqu’il est catholique et qu’ils sont protestants. Et surtout, ils brûlent publiquement les ouvrages d’Harry Potter et des schtroumpfs qui, faisant ouvertement référence au surnaturel, reconnaissent et donc promeuvent la sorcellerie diabolique que l’Ecriture condamne. Et quelques autres élucubrations encore plus invraisemblables.

 

Or, un triste jour de la fin des années 70, un étudiant américain est mort dans des circonstances sordides. Comme beaucoup d’adolescents américains de la fin des années 70, il était travaillé par la sexualité, la spiritualité, l’engagement politique et la relation avec ses parents, voire avec les adultes en général. Comme beaucoup d’adolescents américains de la fin des années 70, il jouait à D&D. Sa mère y a vu un rapport de cause à effet : D&D l’avait rendu fou puis tué. Son histoire a été adaptée en roman (subtilement intitulé Monsters & Mazes), lui-même adapté sous la forme d’un très oubliable film éponyme avec un Tom Hanks débutant. Enfin, elle a fondé une association de parents baptisée BADD : Bothered About D&D. Pour plus de renseignements sur cette triste affaire, lisez le « Rapport Pulling » de Michael A. Stackpole, traduit sur le site Places to Go, People to Be.

 

Et les fondamentalistes religieux décrits plus haut se sont emparés de l’affaire : qu’est-ce donc que ce jeu inconnu car très récent, mal rédigé et très mal distribué par des auteurs désargentés ? Et en plus, ça parle de magie à toutes les pages ? On peut même y incarner un magicien, voire un être féerique ? Pas de doute : c’est un grimoire de magie noire ! Le fait que la description de la magie y soit purement technique (chiffres de portée, de durée, de zone d’effet, jets de dés à accomplir…) et ne décrive ni rituel ni système de pensée magique n’empêche pas de nombreuses publications de présenter encore actuellement le jeu comme « un manuel d’initiation à la magie », au point que certaines bibliothèques le classent au rayon occultisme !

 

Le mal était fait : D&D, et avec lui le JdR, était révélé pour la première fois au public sous la forme non pas d’un jeu innovant et riche de potentiel humain, mais comme le responsable d’un fait divers tragique coloré, sinon de satanisme, du moins d’ésotérisme, ce qui, outre-Atlantique, a toujours son poids. Désormais, « tout le monde sait » que le JdR rend fou, criminel, suicidaire et mène à la drogue et aux sectes.

 

Des journalistes citant d’autres journalistes, des enquêteurs soucieux d’effets d’annonce ou des parents désemparés lui imputeront de temps en temps, avant toute enquête, d’autres faits divers similaires, même lorsque aucun des suspects ou des victimes n’a jamais joué au JdR, qui semble désormais désigner « les activités bizarres et ritualisées auxquelles se livrent les ados pour défier leurs parents » plutôt que des jeux précis et aisément disponibles en boutique pour comparaison. Le fait que les enquêtes révèlent systématiquement après coup que les vraies raisons sont ailleurs (scoop : les profanations antisémites sont généralement perpétrées par des néo-nazis !) n’y change rien : dans les média, bad news is good news, les mauvaises nouvelles font de bonnes infos. Mais pas les rectificatifs…

 

Lorsque le JdR arrive en France, à peu près au moment du fait divers, ceux qui cherchent à se documenter dessus, notamment la presse, n’ont guère de sources qu’américaines. Et à l’époque, elles couvrent surtout les rumeurs, les soupçons, les risques et la connotation « influence pernicieuse », mi-psychologique mi-magique (comme dans les sectes, en somme), sans décrire précisément un jeu inconnu et difficile à appréhender de prime abord. Les non-joueurs français n’ont donc eu de contact avec le JdR qu’indirect (ils ne jouent pas) et placé sous le signe de la prudence ou du rejet. Comment s’étonner dès lors de leur promptitude, de bonne foi, à croire ou à formuler eux-mêmes des déclarations fracassantes selon lesquelles, quand un jeune tourne mal, on n’a sans doute pas grand tort d’aller soupçonner le JdR, a fortiori chez un jeune qui semblait s’intéresser à l’imagerie, sinon à la littérature, fantastique ? C’est encore plus nocif quand ce thème contamine les scénarios de fictions télévisées (dont les auteurs, au vu de la représentation qu’ils en font, n’ont jamais assisté à une partie).

 

Précédé d’une réputation sulfureuse acquise malgré lui, trop peu notoire pour qu’une opinion publique informée vienne à sa rescousse, trop éloigné en apparence des pratiques ludiques usuelles pour fournir des points de repère clairs, trop insignifiant économiquement pour lancer des campagnes nationales d’explication ou de défense en cas de crise (au moins ne peut-il être soupçonné de suborner enquêteurs et témoins), trop désorganisé pour faire front et discours commun, le JdR se retrouve dans la position anachronique et imméritée d’une communauté dénigrée à tort mais sans grande crédibilité de sa défense, donc en toute impunité.

 

Maintenant que vous avez lu ce qui précède, vous savez pourquoi « tout le monde sait » que le JdR rend fou, criminel, suicidaire et mène à la drogue et aux sectes.

Si vous avez lu la définition du JdR sur ce site, l’exemple de JdR gratuit qui s’y trouve et surtout si vous avez joué (aucune explication ne remplacera jamais, en l’occurrence, l’expérience directe), vous savez aussi que loin d’être une activité mystérieuse, complexe, nécessitant une initiation, c’est au contraire le loisir le plus intuitif et spontané qui soit, un jeu d’enfant (littéralement !) adapté aux adultes.

Vous savez aussi que le meneur de jeu, loin d’être un « maître » dépositaire d’un savoir secret et disposant à son gré du destin des joueurs, est un animateur et un arbitre, primus inter pares et ayant un sérieux intérêt à respecter ses joueurs s’il veut continuer à jouer avec eux.

Vous savez que le fantastique est un thème de choix parce qu’en JdR les effets spéciaux ne coûtent rien, mais que les joueurs n’en peuplent pas pour autant leur quotidien de magie ou de spectres (c’est même l’un des buts du JdR : démythifier, apprivoiser les choses en… jouant avec, ce qui est peu compatible avec les croyances superstitieuses). La diversité des thèmes traités et des approches des sujets (historique, poétique, parodique…) au sein du gros millier de jeux publiés à ce jour est même vertigineuse.

Vous savez qu’une partie se déroule autour d’une table encombrée de canettes de soda, de cartons de pizza et de feuilles gribouillées, décor pour le moins peu propice à « confondre le jeu et la réalité ».

Vous savez que le JdR est le seul jeu formalisé collaboratif, c'est-à-dire dépourvu d’enjeu, de victoire, de gagnant et de perdant, donc de compétition, de tricherie, de rancœur et de frustration, une oasis de fraîcheur dans un monde où les valeurs de concurrence sont omniprésentes.

 

Et en creusant un peu la question, ne serait-ce que sur le web, vous découvrirez que la responsabilité du JdR a toujours finalement été écartée à chaque fois qu’elle a été évoquée dans un fait divers.

Vous découvrirez que des joueurs chrétiens pratiquants, surtout aux Etats-Unis, se sont élevés contre les calembredaines des fondamentalistes en soulignant au contraire en quoi le message du JdR (travailler en équipe, toujours garder espoir, triompher de l'adversité par l'ingéniosité et la persévérance, assumer les conséquences de ses décisions...) est fondamentalement proche de celui de l'Evangile. Certains mouvements fondamentalistes (comme les born-again) sont d’ailleurs mentionnés dans les rapports de la MIVILUDES (mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires) ; le JdR, bien sûr, ne l’est pas.

Vous découvrirez que le JdR est utilisé comme outil de rescolarisation d’enfants en échec, de sociabilisation de jeunes prédélinquants ou comme loisir moins passif que la télévision pour des populations hospitalisées, détenues ou retraitées.

 

Le fait est que JdR apprend à passer du temps avec autrui, à mener un projet commun, à convenir d’une discipline collective et à s’y tenir, à résoudre des situations par le dialogue, donc à s’inscrire dans une société régie par des codes et où la négociation prime la violence. Il appelle à terme la faculté de s’exprimer, la lecture, la culture, la mémoire, la structuration de l’esprit, l’analyse des situations, l’esprit critique, la disposition à prévoir et assumer les conséquences de ses actes et la projection dans l’avenir, toutes choses recommandées par la faculté comme équilibrantes et contraires aux tendances criminelles ou suicidaires.

 

Pour que non seulement vous et nous mais « tout le monde » sache donc que le JdR est non seulement inoffensif mais responsabilisant, sociabilisant et bénéfique, aidez Imaginez.net à affiner et à porter ce discours partout où il est ignoré.

 

par Thomas Laborey

 

Egalement à lire, plusieurs articles traduits en français sur le site Places to Go, People to Be sur le sujet :

- La disparition de James Dallas Egbert III, ou le premier suicide « lié » au JdR : Première partie et seconde partie.

-  Le jeu de rôles et la droite chrétienne aux Etats-Unis 

- Systèmes de défense, le jeu de rôle qui sauve du suicide

- La honte du jeu de rôle, un regard cinglant sur les préjugés sur les joueurs et sur les préjugés… de ces mêmes joueurs.