Couleuvre sera...

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Extrait de: "Légendes et traditions du Bourbonnais" Octave-Louis AUBERT; Editions du Bastion (1998)

Lorsque saint Menulphe ou Menoux revint à pied de Rome pour regagner Quimper-Corentin-en-Bretagne, il était très fatigué en arrivant au village de Mailly-les-Roses, sur les bords de l'Ours. Il s'y arrêta pour se reposer, puis s'y fixa définitivement, y mena dans la solitude une vie de prière et de méditation. Tout le pays apprit très vite que le saint anachorète était un envoyé de Dieu, qu'il accomplissait de nombreux miracles, soulageait les malheureux avec une inlassable charité, guérissait les maux des infirmes et des souffreteux. On le respecta et l'on mit en lui la plus grande confiance.

Or, il y avait dans le village de Mailly-les-Roses, avant qu'il n'ait changé ce joli nom fleuri contre celui de Saint-Menoux, devenu son patron, une fontaine où tous les gens du lieu allaient puiser de l'eau. Des ménagères, en arrivant un jour devant la source, aperçurent un gros serpent qui s'y baignait. Sa tête sortait de l'eau, sa gueule laissait voir un dard menaçant et ses yeux lançaient des jets de flamme. Les femmes s'enfuirent prises de frayeur et s'en furent trouver saint Menoux pour le supplier de les délivrer de ce monstre, certainement venu des enfers. Le saint ermite se rendit à la fontaine, y plongea son bâton, autour duquel le serpent s'enroula. Lorsqu'il l'eût tiré de l'eau, il le lança dans l'espace, en disant: "Où tu retomberas - Couleuvre seras"

La bête immonde alla choir à plus de dix lieues de là, entre Cérilly et Lurcy-le-Sauvage, dans un territoire d'aspect désolé où, depuis, on a bâti une église autour de laquelle s'est édifiée la petite ville de Couleuvre.

Le serpent proliféra et attira d'autres bêtes venimeuses: vipères, crapauds, scorpions. Il y en avait tellement que personne n'osait approcher de cet endroit, dans la crainte d'une piqûre mortelle. Saint Julien - la tradition populaire ne dit pas s'il s'agit de Julien l'Apostat que vainquit le Galiléen ou de Julien l'Hospitalier, mais elle assure qu'il avait tué son père et sa mère sans qu'il s'en doutât - ayant appris combien était grande la désolation du lieu où était tombé le serpent de Menulphe, résolut d'y vivre dans un farouche ascétisme, pour y expier le double parricide qu'il avait involontairement commis. Toutes les bêtes venimeuses disparurent, dès qu'il arriva. Elles n'y sont jamais revenues. Julien construisit d'abord un oratoire, près duquel il fit jaillir une source. Il entreprit ensuite d'édifier une église. Il demanda aux gens du pays de l'aider, de charroyer les pierres et de maçonner les murs. Tout le monde se mit à l'oeuvre et, bientôt, l'église sortit de terre, s'éleva avec un fronton, percé d'une porte romane, une porte latérale ornementée de tympans sculptés, une tour ronde aux baies de plein cintre, supportée par des piliers et surmontée d'une haute flèche. Comme chacun y mettait la main, le travail avança rapidement. Cependant on raconte que trois jeunes gens décidèrent de ne pas prêter leur concours à l'édification commune. Ils imaginèrent une farce macabre pour s'y soutraire, convainquirent l'un d'eux de faire le mort, et de s'allonger recouvert d'un drap blanc, sur une charette attelée de deux boeufs. Quand ils arrivèrent avec cet équipage devant le chantier, saint Julien leur dit:

- Arrêtez-vous un instant et portez votre pierre à l'église que nous élevons à la gloire de Dieu.

- Nous ne le pouvons pas, répondirent les jeunes gens, car nous avons un mort avec nous.

- Alors continuez votre route, reprit saint Julien, et qu'il en soit selon votre dire.

Tout en se demandant ce que signifiaient ces paroles, les jeunes gens aiguillonnèrent leurs boeufs et se remirent en marche. Dès qu'ils pensèrent n'être plus en vue du saint, ils soulevèrent le drap et invitèrent leur camarade à se lever. Celui-ci demeura sans mouvement. Les autres le secouèrent. Il ne bougea pas plus. Ils comprirent alors le sens des paroles de saint Julien, en constatant avec terreur que leur ami ne donnait plus signe de vie.

Cependant Julien était incapable de rancune. Il estima que la leçon donnée par lui aux jeunes gens était suffisante. Aussi, la fiancée du mort alla-t-elle en larmes le trouver et le supplier de rendre la vie à son promis. Il se mit en prière et dit à la jeune fille:

- Buvez l'eau de la fontaine que Dieu a fait jaillir, et rentrez chez vous, en demandant au ciel de pardonner le mensonge de votre fiancé.

Quand elle arriva en vue de sa maison, elle aperçut le jeune homme venant au devant d'elle en lui souriant.

Cet évènement miraculeux produisit un gros émoi dans toute la région. Il atteste les vertus et la puissance de saint Julien. Chacun voulut se mettre sous sa protection. Des maisons s'élevèrent autour de l'église et c'est ainsi que naquit le bourg de Couleuvre.

Après avoir racheté son double meurtre dans la pénitence, Julien expira à un âge très avancé. On l'inhuma dans l'église qu'il avait construite et le peuple prit l'habitude de se rendre en pèlerinage sur son tombeau, le jour de sa fête. On y venait de très loin. Une procession se formait, et, le clergé en tête, gagnait la fontaine dans le fond de son ravin. Les malades buvaient son eau fraîche et se sentaient instantanément soulagés. Les jeunes filles et les jeunes femmes en buvaient également, les unes pour trouver un mari dans l'année, les autres afin de connaître les joies de la maternité.