LE VIOLON DE SANTA CLAUS

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Sans être précisément âgés, le père et la mère n'étaient plus de la première jeunesse, lorsque après un an de mariage béni par l'Ange des amours heureuses, le petit Louis naquit.

C'était un délicieux bébé rosé et blond, avec de grands yeux noirs tout rêveurs, que sa mère berçait presque constamment dans ses bras avec des tressaillements de joie folle, et que le père allait regarder dormir la nuit, des heures entières, éveillé par des hantises de bonheur et d'orgueil paternels.

L'enfant grandit et se développa sous l'influence de ce double rayonnement de tendresse, de même qu'une plante délicate s'épanouit sous les chauds effluves du soleil et la caresse des brises printanières.

Il grandit plein de grâce et de gaieté, toujours choyé, toujours adoré, sans que le pli d'une feuille de rosé eût jamais troublé son sommeil, sans que le plus léger nuage eût assombri la douce clarté de son aurore.

Il était charmant. Son sourire avait comme des irradiations lumineuses ; le timbre de sa voix faisait songer au gazouillis des oiseaux sous les feuilles.

À deux ans, il avait de profondes ingénuités. Quand il aperçut pour la première fois le demi-cercle d'or du croissant, il s'écria tout angoissé :

- Papa, vite ! un marteau, des clous, la lune brisée !

Avec cela, crâne comme un paladin.

- Il ne faut jamais aller au coin de la rue, lui dit un jour sa bonne.

- Pourquoi ?

- Il y a des sauvages.

- Des sauvages ! s'écrie-t-il le poing sur la hanche et le sourcil froncé; as pas peur, vais aller chercher mon sabre !

Enfin, capable de s'oublier des heures entières dans des rêveries étranges. Un soir grand émoi dans la maison : l'enfant est disparu !

Pris d'une horrible inquiétude, on le cherche vainement à droite et à gauche, dans toutes les chambres, au dehors, partout. Nulle trace du petit.

La nuit était déjà avancée, et l'on commençait à perdre la tête, lorsque quelqu'un découvrit l'enfant seul sur un balcon, le menton dans les deux mains, et le regard égaré dans le vague du firmament.

- Mais que fais-tu donc là ? lui demanda-t-on.

- Moi regarde.

- Quoi ?

- Belle étoile !

Mais ce qui le caractérisait surtout, c'était sa passion pour la musique : un air de flûte provoquait son enthousiasme ; une fanfare le faisait bondir comme un choc électrique et le jetait dans des transes.

Ajoutons, par parenthèse, que cette espèce de frénésie maladive le suivit jusque sur les bancs de l'école, où, même à l'âge de huit ou neuf ans, un éclat de trompette ou un roulement de tambour lui faisait irrésistiblement lâcher livres et crayons pour se précipiter dans la rue, et suivre, sans se préoccuper d'aucune permission, la première escouade militaire qui passait.

Mais comme c'est au bébé seul que nous avons affaire, revenons au bébé. Si jamais un enfant fut passionnément aimé de ses parents, ce fut lui. Je le répète, on se levait la nuit pour le regarder dormir.

Pauvres parents ! le ciel leur réservait une terrible épreuve.

L'enfant avait maintenant trois ans et demi bien comptés.

Or il n'avait pas encore atteint son douzième mois, lorsque la maman lui découvrit à la gorge, dans la région du larynx, une petite tumeur qui se développait d'une façon inquiétante. Qu'on me pardonne une expression technique trop prétentieuse peut-être : c'est ce qu'en termes de chirurgie on appelle kyste sébacé.

Comme on le sait, ces corps séreux n'ont en général aucun danger réel, mais celui-ci se présentait, à cause du voisinage de ces vaisseaux délicats, dans des conditions particulièrement critiques; et l'opération - nécessaire — pouvait, trop inconsidérément retardée, devenir dangereuse.

La tendresse des parents, après avoir autant que possible ajourné le moment cruel, ne pouvait hésiter plus longtemps; et, quelques jours avant la Noël, les médecins furent mandés.

Ce fut la mort dans l'âme - est-il besoin de le dire ? - que les parents assistèrent aux terribles apprêts de ce qui leur sembla un chevalet de torture pour l'être qu'ils chérissait le plus au monde.

La mère, enfermée dans sa chambre, pleurait toutes les larmes de son corps ; le père en détresse, le coeur serré comme dans un étau, dut s'emparer par ruse du pauvre petit pour le soumettre à l'influence anesthésique.

Et, comme cela - oui, en pleine santé, en pleine gaieté, avec le printemps dans les yeux et des éclats de rire dans la voix - le cher petit eut les poignets saisis, et ce fût de force et malgré ses résistances désespérées, qu'on lui fit respirer l'horrible drogue, jusqu'à ce qu'il retombât, inerte et pâle comme un cadavre, sur la table où l'attendait le scalpel du chirurgien.

Par malheur, l'opération n'eut pas tout le succès désirable. Au moment le plus scabreux, l'enfant fut pris d'une toux convulsive, et cet accident, impossible à prévenir, eut des conséquences graves. Le kyste, au lieu d'être enlevé intégralement, ne put être extrait que d'une façon incomplète ; et la plaie dut rester ouverte pour la lente élimination du reste par voie suppuratoire.

Mais abrégeons ces pénibles détails.

Les parents, réfugiés dans une pièce à part, attendaient le résultat avec une anxiété plus facile à imaginer qu'à décrire.

- Eh bien ? s'écrièrent-ils tous deux à la fois et la sueur de l'angoisse au front, en voyant apparaître le médecin de la famille, qui avait surveillé l'opération, eh bien ?

- C'est fait, répondit gravement celui-ci.

- Ah ! et puis... ?

- Tout va bien, ajouta-t-il d'un air et sur un ton qui démentaient trop ses paroles.

- Ah ! docteur, docteur, s'il y a du danger...

- Non, il n'y a pas de danger... pour le moment du moins. Seulement, que la mère s'arme de courage, car il va falloir des soins très assidus ; et ce sera peut-être long. Pourvu qu'il ne survienne aucune complication... ajouta-t-il avec un hochement de tête où perçait son inquiétude. En tout cas, il faut prévenir la fièvre par tous les moyens possibles. La garde-malade a mon ordonnance par écrit. Je reviendrai ce soir.

Le soir, le médecin revint.

Il trouva les pauvres parents au comble de la désolation : une fièvre intense s'était déclarée.

Durant trois longs jours et trois longues nuits, le petit martyr fut entre la vie et la mort.

- S'il pouvait dormir ! disait le docteur, qui ne prenait plus la peine de dissimuler son anxiété. S'il pouvait dormir ! Il n'y a que le sommeil qui puisse le sauver. Et malheureusement, dans l'état de faiblesse où il est, ce serait une imprudence que de lui administrer aucun narcotique. Il faut tout attendre de la nature... ou de la Providence.

Ce fut un calvaire pour la malheureuse mère clouée au chevet de son enfant. Quant au père, il errait par la maison comme un insensé, s'arrachant les cheveux, et ne songeant qu'à se briser la tête contre les murs.

Son fils ! son petit chéri ! son idole ! son seul enfant ! il s'accusait de l'avoir tué, et se maudissait dans des accès de désespoir délirant.

L'enfant n'avait pas dormi depuis deux jours. Insensible à tout ce qui se passait autour de lui, il promenait dans le vague le regard voilé de ses grands yeux vitreux que dévorait la fièvre.

- C'est demain Noël, mon chéri, disait le père penché sur l'oreiller humide de ses larmes et couvrant de baisers fous la menotte qui reposait inerte sur la courtepointe ; c'est demain Noël, la fête de l'Enfant-Jésus. Pendant la nuit Santa Claus va faire sa tournée et distribuer des cadeaux aux petits enfants qui dorment. Tes souliers neufs sont dans la cheminée - là. Justement dans la chambre voisine - tu n'as qu'à dire quels jouets tu désires avoir, mon ange ; et si tu dors bien, Santa Claus te les apportera bien sûr. Tu vas dormir, n'est-ce pas ?

Et le pauvre papa détournait la tête pour cacher ses pleurs et refouler ses sanglots.

- Que veux-tu que Santa Claus t'apporte, voyons, dis, mon trésor ?

- Un violon, répondit l'enfant avec une lueur de joie dans le regard.

- Un violon ? Eh bien, il en a des violons, Santa Claus, j'en suis certain. Dors bien, un bon ange lui dira de t'en apporter un beau.

Mais l'enfant ne dormait pas, et le médecin qui venait le voir plusieurs fois par jour se désolait :

- Ah ! s'il pouvait dormir, disait-il, ne serait-ce qu'une heure !

Dans la soirée, l'enfant fit un signe à son père.

- Qu'est-ce que c'est, mon ami ? demanda celui-ci en se penchant sur le lit pour prêter l'oreille.

- Est-ce qu'il sait en jouer du violon ? fit le bébé d'une voix faible comme un souffle.

- Qui, mon ange ?

- Santa Claus.

Le père se dressa tout à coup sur ses pieds en se frappant le front : une inspiration subite, une inspiration du ciel venait de lui traverser le coeur et le cerveau.

- Mais oui, mon amour ! s'écria-t-il, en pressant la main fiévreuse de l'enfant, oui, mon amour, il sait jouer du violon, Santa Claus. Il en joue délicieusement même. Et, si tu veux bien dormir, sur ton bon petit oreiller, là, ton bon ange le fera jouer pour toi, et tu l'entendras dans un rêve... Tu verras comme ce sera beau !

Et le pauvre père, une dernière lueur d'espoir dans l'âme, sortit sur la pointe des pieds, laissant la mère seule, agenouillée de l'autre côté du lit où le cher malade, assis sur son séant, ouvrait de grands yeux fixes dans la demi-clarté qui filtrait à travers les transparences de l'abat-jour.

La nuit avançait, la sainte nuit de Noël.

Les cloches commençaient à chanter dans les grandes tours lointaines.

Et le bébé ne dormait pas.

Le père, après être resté absent une petite demi-heure, rentra.

- Je viens de voir Santa Claus avec sa hotte pleine de jouets parmi lesquels j'ai cru apercevoir un bijou de violon, dit-il. Il sera ici dans un instant, car il sortait justement d'une maison en face. Baissons les lumières ; et toi, bébé, ferme tes yeux, et fais au moins semblant de dormir. Il fut interrompu par un léger bruit venant du salon voisin.

- Chut, c'est lui !

Le bruit s'accentua : on aurait dit des cordes de violon qu'une main mystérieuse accordait à la sourdine.

Le malade fit un soubresaut et tendit l'oreille ; on entendait battre son petit coeur dans sa poitrine.

Alors ce fut un ravissement.

Des sons d'une pureté angélique glissèrent dans le silence de la nuit. Des lambeaux de mélodies d'une suavité incomparable flottèrent dans l'air. Des accents d'une douceur infinie, qui semblaient émerger des profondeurs d'un rêve, se répandirent en ondes diffuses dans l'ombre calme et reposée de l'appartement.

La main du bébé tremblait dans celle du papa, dont le regard, noyé dans la pénombre, suivait avec anxiété les diverses phases de surprise, de joie et d'attendrissement qui se manifestaient tour à tour sur les traits émaciés du petit malade.

Celui-ci écoutait toujours.

Un moment l'archet invisible parut obéir à quelque inspiration nouvelle. Les capricieuses fantaisies du début s'éteignirent par degrés, et se voilèrent peu à peu sous le tissu de phrases musicales d'un caractère plus défini.

Des mélodies plus distinctes se mirent à chanter dans les vibrantes sonorités de l'instrument ; et l'oreille put saisir, pour ainsi dire au vol, toute une série, ou plutôt un enchaînement indécis encore mais parfaitement perceptible de ces vieux chants de Noël, si impressionnants dans leur archaïque simplicité - oeuvre de ces génies anonymes qui surent si bien rapprocher les deux pôles de la vie, faisant à la fois sourire l'enfance et pleurer les vieillards.

Ils y passèrent tous, les bons vieux cantiques d'autrefois, tour à tour gais, attristants ou solennels, mais toujours émus : - Ça, bergers, assemblons-nous ! - Nouvelle agréable ! - II est né le divin Enfant... - Dans cette étable. - Les anges dans nos campagnes... Et cet Adeste fidèles, si large de facture, et si vibrant de poésie chrétienne.

Tout cela se succédait, se mêlait, s'enchevêtrait dans un ensemble harmonieux auquel le décor nocturne et cette scène de douleur muette prêtaient un caractère d'une inexprimable intensité d'impression.

L'enfant ne bougeait plus, ne tremblait plus ; le monde extérieur avait disparu pour lui, il était littéralement emporté dans l'extase.

Petit à petit, les sons du violon s'affaiblirent, s'atténuèrent, se simplifièrent dans une suite de modulations berçantes et douées comme un chant lointain, à travers lesquelles l'oreille devinait - entendait presque - les touchantes paroles du cantique populaire :

Suspendant leur sainte harmonie,
Les cieux étonnés se sont tus,
Car la douée voix de Marie
Chantait pour endormir Jésus.

Le père jeta un coup d'oeil sur son enfant : deux grosses larmes coulaient sur les petites joues.

Puis, ce fut comme un murmure de la brise, comme un bourdonnement d'abeilles, comme le susurrement d'une source dans les herbes ; avec la suavité d'une caresse à l'oreille, le merveilleux violon chanta ou plutôt soupira la naïve berceuse qui avait tant de fois endormi le bébé dans les bras de sa nourrice :

C'est la poulette grise
Qu'a pondu dans l'église,
Elle a fait un petit coco
Pour bébé qui va faire dodo,
Dodiche! dodo!

Le petit ferma les yeux, pencha la tête, et son épaule s'enfonça doucement, tout doucement dans le duvet de l'oreiller...

Presque au même moment, une autre tête retombait sur le bord du petit lit. C'était la pauvre mère, épuisée de veilles, qui s'endormait à son tour avec un sourire d'infinie reconnaissance à Dieu sur les lèvres.

Alors le père, tout perplexe de crainte et d'espoir, se leva sans faire plus de bruit qu'un fantôme, et, se rencontrant avec le médecin dans l'entre-bâillement de la porte :

- Il dort ! murmura-t-il hors de lui. Il est sauvé, n'est-ce pas ?

- Ils sont sauvés tous les deux, répondit le docteur, en jetant un coup d'oeil dans la chambre du malade.

Et dans un élan de gratitude attendrie, le désespéré de naguère serra en pleurant les deux mains du grand virtuose Jehin-Prume, qui venait de remettre son violon dans l'étui.